Clèves VS Rhino !!!

Imaginons que la Princesse de Clèves, héroïne de Madame de Lafayette dans le roman éponyme, rencontre Bérenger, antihéros de Ionesco dans le Rhinocéros : ça donne ce p'tit délire...

Dès lors que Madame de Clèves se retrouva seule, il lui parut que les forces qui l'avaient soutenue jusque-là l'abandonnaient, et elle se sentit défaillir au souvenir du danger qu'elle avait encouru. L'incroyable incident dont elle avait été témoin autant qu'actrice lui revenait à présent avec une intensité telle qu'elle ne pouvait s'empêcher de le revivre, et il lui semblait impensable qu'elle eût agi avec une telle témérité. Tantôt elle mettait cela sur le compte de l'étonnement qui l'avait saisie, tantôt elle accusait sa personnalité qu'elle jugeait vaine et inconstante. Depuis qu'elle avait laissé la pensée du Duc de Nemours perturber le repos de ses nuits, elle ne se savait plus elle-même, et eût souhaité pouvoir encore recourir aux conseils de Madame de Chartres qui l'eussent éclairée sur la conduite à tenir, à présent que le mal était fait. Ne pouvant plus compter que sur son propre secours, son esprit s'agitait d'un extrême à un autre, et elle ne voyait aucune issue aux prodigieuses difficultés dans lesquelles son acte inconsidéré l'avait jetée; elle songeait que Monsieur de Nemours, par la légèreté dont il avait toujours fait preuve envers son sexe, était cause qu'elle avait succombé à son tour; puis elle trouvait qu'il était impossible de rejeter sur lui la responsabilité de son agissement, et qu'elle trompait l'amant le moins digne d'être trompé. Cependant la passion la rendait incapable de se soumettre à l'empire rigoureux de la raison; et sans-cesse elle se remettait devant les yeux ce qui était à l'origine de son tourment.

A peine avait-elle posé les yeux sur Monsieur de Bérenger qu'un grand trouble s'était emparé d'elle. Il lui semblait qu'elle lui avait laissé voir des marques de son inclination par le silence qu'elle avait opposé à l'expression de son respect: elle n'avait répondu à son "Bien le bonjour, Madame", que par un signe de tête qui dénotait l'étendue de son embarras. Elle retira une honte infinie à se remémorer la subite rougeur qui s'était emparé de ses joues pour gagner jusqu'à son front. Il était impossible qu'il ignorât tant son statut d'épouse que la rumeur fondée concernant ses liens avec Monsieur de Nemours, de sorte que Madame de Clèves était affligée à l'idée qu'il pût songer qu'elle était semblable en légèreté de moeurs à tant de femmes de la cour, qui eussent dû forcer l'admiration par leur vertu plus que par leur beauté. Elle réfléchissait cependant qu'elle était la dernière à les devoir condamner, car elle n'était point dernière à avoir failli, et ce pour la seconde fois dans une existence si brève. Elle se laissait aller à éprouver de la rancoeur à son propre égard, en se remémorant son attitude durant les moments qui avaient suivi. Il était évident que Monsieur de Bérenger feignait d'être absorbé par la conversation animée qu'il entretenait avec son ami, pour éviter qu'elle fût gênée de percevoir trop aisément l'intérêt qu'il lui portait, et qu'il fût perçu par d'autres. Aussi se reprochait-elle d'avoir par trop laissé paraître les signes de sa propre inclination, en l'ignorant avec une telle ostentation.

C'est alors qu'était apparu le pachyderme, soulevant dans la rue un tourbillon de poussière. Dans la mémoire de madame de Clèves, subsistait encore l'insoutenable désordre qu'il avait provoqué, une bousculade effrayante suivie d'exclamations que son esprit tourmenté lui répétait indéfiniment: "Oh, un rhinocéros!" L'espace d'un instant, elle avait cru interpréter ce terrifiant événement comme le signe manifeste d'un châtiment céleste à l'encontre de ses manquements à la vertu dont elle se devait d'être la digne dépositaire. Elle éprouva une grande reconnaissance envers la défunte Madame de Chartres pour lui avoir répété, dans ses enseignements, de ne pas afficher une crédulité excessive qui eût pu s'apparenter à de la superstition : aussi s'était-elle reprise au prix d'un grand effort, pour s'enquérir auprès de ses compagnons d'infortune de quoi il retournait, avant de réfléchir que le fauve se précipitait dans la direction de Monsieur de Bérenger, dans l'intention manifeste de lui ôter la vie. Jamais elle n'aurait cru disposer d'un tel courage; seules les forces que lui conférait sa passion naissante l'avaient contrainte à se jeter devant l'objet de sa flamme, à seule fin de le protéger du danger. Le monstre avait disparu dans un tourbillon de poussière, épargnant celui pour lequel elle brûlait déjà de toute son âme meurtrie et coupable.

BERENGER (légèrement surpris) : Que de poussière ! Madame, je vous remercie d'avoir...

JEAN (d'un air réprobateur, essuyant la poussière sur son costume) : C'est bien vous, ça, laisser une jeune femme innocente s'exposer à votre place. Je vous reconnais bien là.

BERENGER : Mais Jean, je vous assure que...

L'EPICIERE : Bon sang de bon soir ! La princesse de Clèves a fichu la pâtée à ce fichu rhinocéros !

MADAME DE CLEVES (rougissante, baisse la tête avec gêne et modestie) : N'exagérons rien, Madame l'Epicière. Je suis confuse, Monsieur de Bérenger. (Elle songea qu'elle devrait tout avouer le jour-même à Monsieur de Clèves, ainsi qu'à Monsieur de Nemours).